Djossè TESSY

Un chrétien à Alexandrie

Samedi 26 octobre. Dix-sept heures dans quelques petites minutes. Le soleil qui éblouit depuis cinq heures les rives de la Méditerranée a amorcé son retrait sur Alexandrie. De l’immeuble de la prestigieuse université, j’aperçois la corniche très animée. Je descends rapidement les marches de l’escalier pour me retrouver au bas de l’université. Je marche un peu. Je regarde ma montre, puis je me mets à courir. Je m’arrête en bas d’une grande bâtisse blanche, un immeuble banal à vue d’œil. J’y suis enfin. Je pousse la porte en fer massif, épaisse et lourde qui fait barrière au bruit qui provient du marché qui s’anime à l’extérieur. Je salue le vigile ; il me répond d’un hochement de la tête puis me gratifie d’un sourire. Dix pas de plus et un quart de tour à droite, je suis dans la chapelle. Pour la première fois à Alexandrie, me voici dans une église catholique après avoir longtemps hésité.

Eglise
Crédit photo : Eugène Aballo

Le décor de la nef me rappelle les églises au Bénin. Deux longues rangées de tables et bancs meublent l’intérieur. Une allée me conduit à mon siège. Dans la rangée où je me suis assis, il y avait déjà une quinzaine de personnes, en réalité des amis de l’université. Quelques cinq personnes éparpillées dans l’autre rangée se concentrent, leur liturgie à la main. Mes compères ont déjà commencé à psalmodier quelques cantiques. Plusieurs sons de cloche et le prêtre fait son entrée, accompagné d’un servent de messe. Commence alors la célébration liturgique. Obséquieux, les fidèles écoutent et méditent. Quand arrive le moment de la proclamation de l’Evangile, tous les fidèles se lèvent. Le célébrant salue le peuple en disant les mains jointes : « Le Seigneur soit avec vous ». Puis quand il dit : « Evangile de Jésus-Christ selon Luc 18, 9-14 », les fidèles se signent le front, la bouche et la poitrine. Le prêtre, la cinquantaine passée, présente la parabole du pharisien et du publicain. De l’homélie de l’homme de Dieu, j’ai retenu qu’il ne faut pas juger les uns et les autres malgré leurs différences et  Dieu ne regarde pas l’apparence, comme font les hommes : il sonde les cœurs. La messe a duré quarante-cinq minutes environ. Quelques chants d’un air calme ponctuent la messe, sans bruit rythmé de tambours, ni pas de danses. Le prêtre vénère l’autel par un baiser et, après l’avoir salué par une inclination profonde, il se retire en renvoyant les fidèles dans la paix du Christ.  La Paix ! Un mot qui sonne fort comme une denrée rare pour les chrétiens d’Orient. A la fin, j’ai été surpris. Ce n’est pas les salutations habituelles entre les fidèles, auxquelles je suis habitué. Personne ne traîne sur le parvis de l’église. Chacun prend sa route. J’ai couru à nouveau… le bus m’attendait déjà.

Durant le culte, j’ai eu la boule au ventre. Les images de ces attaques sanglantes d’églises me revenaient et rien ne m’empêchait de balayer de temps en temps d’un regard furtif, l’entrée de la chapelle. Je me rappelle que les récents soulèvements en Egypte, n’ont pas épargné les églises. Les chrétiens non plus. Plusieurs chapelles ont été pillées, détruites à coups de pierres et même brûlées. Des chrétiens notamment des coptes ont été brutalisés, d’autres tués. Et Dieu seul sait qu’il a pu protéger les siens dans cette période. Le nombre d’églises incendiées frôle la quarantaine. Les chrétiens sont déboussolés. Leur péché, à en croire leurs détracteurs, c’est le soutien du pope Tawadros II d’Alexandrie au général Al Sisi. Il y a quelques jours seulement, des hommes armés sont revenus à la charge en ouvrant le feu, faisant trois morts à la sortie de la célébration d’un mariage copte au Caire. Tout comme ces images me reviennent et me hantent, les chrétiens en Egypte sentiront encore longtemps cette peur de l’ennemi qui peut surgir à tout moment, ce sentiment qu’un danger imminent les guette.

Mais visiblement, ils ne semblent pas abandonner leur foi aux aléas de la démocratie ou à l’intolérance de leurs bourreaux. La communauté chrétienne ne désespère pas et chaque fidèle a sa manière de témoigner sa foi. Dans un marché à Alexandrie, j’ai croisé un jeune vendeur avec un tatouage peu ordinaire au bras. La croix du Christ, indélébile qu’il s’est inscrit sur son bras droit, laisse deviner qu’il est chrétien. Déjà, c’est un luxe de rencontrer des gens comme lui, tellement ils sont rares, effacés par le nombre important de musulmans dans ce pays (environ 90 % de la population). Et ce n’est pas pour rien que les vendredis sont fériés et les dimanches, jour de service. D’autres n’hésitent pas à évangéliser dans les rues les gens de couleur, car ils leur paraissent chrétiens.

Des églises, on en trouve qui ont échappé à la razzia soupçonnée d’être du fait des islamistes. S’il y en a qui sont des édifices sans signalétiques ou autres indications, quelques beaux édifices terminés au sommet par une croix existent dans la ville.

Les chrétiens d’Alexandrie tout comme d’autres villes d’Egypte portent aujourd’hui encore la croix de leur infériorité, recroquevillés sur eux-mêmes par la force du feu qui a brûlé et qui plane telle l’épée de Damoclès. Tout ceci est renforcé par le statut apparent de sous-citoyen que les chrétiens ont depuis très longtemps en Egypte.


Mon coiffeur est un ex-soldat syrien !

Je suis à Alexandrie depuis plus d’un mois. Mes cheveux ont beaucoup poussé. Des amis m’ont aidé à me faire beau, sans faire de ma tête un chef-d’œuvre. Il fallait juste se contenter de ça. Il n’y a pas mieux pour l’instant.

Les coiffeurs dans cette ville, ne connaissent pas la coiffure à ras, telle que nous l’aimons si bien au Sénégal, au Bénin, en Côte-d’Ivoire ou ailleurs en Afrique subsaharienne. Ils ont souvent le choix entre deux techniques de coiffure pour satisfaire leurs clients : tailler ou raser.

Erick, un ami Congolais, m’a rendu visite un jour. Il avait les cheveux soigneusement coupés. Les congolais et la sape, vous en savez quelque chose. Ils sont friands de beau costume, de belle chaussure et du nœud papillon assorti à la pochette. Je me suis demandé comment serait-il aussi beau sans sa nouvelle coiffure ? J’ai donc voulu connaître son coiffeur pour m’attacher ses services. Et j’ai découvert un personnage, Mohammad.

La vingtaine, Mohammad est Syrien. Il est fiancé. Pas très élancé, sa stature ne dégage pas un homme courageux et violent. Son regard est froid ; on peut y lire son passé. Sa mine change et prend un air sérieux quand il parle de lui-même, sinon il est de nature souriant et gentil.

Pendant qu’il me coiffait, nous avons entamé une discussion. J’ai voulu savoir sa nationalité. « Do you know Syria ? »* me lança-t-il dans un anglais arabisé. J’ai répondu que je connais l’actuel président et que je vois tout ce qui se montre sur le pays. Sans détour, il affirme : « Bachar is a killer ! »*. Il me raconte que son président est le bourreau de la population… Bourreau a t-il dit,  et c’est à ce titre que ce chef d’Etat pense qu’il mérite le prix Nobel de la paix 2013 ?

"hairdresser" de Kay Kusanmi - Fotopedia
« hairdresser » de Kay Kusanmi – Fotopedia

Dans son pays, il était soldat dans l’armée de l’actuel homme fort. La guerre qui a pris des tournures alarmantes l’a amené à prendre son destin en main. C’est ainsi qu’il a fui la Syrie laissant son amoureuse et sa famille. Il vient de prendre un grand risque parce qu’il est autant en danger que ses proches : dans l’armée, on ne pardonne pas ces défections. Certains réfugiés comme lui sont allés en Jordanie, au Liban, en Turquie, en Irak ou encore sont venus en Egypte.

« I don’t want to kill people » m’a-t-il signifié, expliquant les raisons de sa désertion. Mais pourquoi t’es-tu fait enrôler alors dans l’armée ? Il n’a pas trop compris ma question en anglais, donc je n’ai pas eu la réponse. J’ai pu comprendre qu’il est profondément touché par cette actualité. En découvrant les affres de la guerre, Mohammad s’est rendu compte qu’il s’est peut être trompé de métier et de passion.

Pour lui, l’armée fait maintenant partie de son passé. Désormais, il vit et travaille à Alexandrie, mais plus comme militaire !

Depuis maintenant treize mois, Mohammad tient un salon de coiffure au cœur de la ville. Sans trop forcer son talent, cet artiste relooke une trentaine de personnes, enfants et grands, par jour. Il estime par contre qu’il n’est pas bien rémunéré, la prestation coûtant environ vingt livres égyptiennes (deux euros) par client. Mais il arrive à joindre les deux bouts.

Mohammad caresse l’espoir que sa promise le rejoigne un jour en Egypte, même si ce ne serait pas de sitôt. Malgré sa nouvelle vie, rien ne l’empêche de penser à ses proches restés au milieu des armes chimiques et des obus en Syrie.

Comme lui, plusieurs sont ces réfugiés syriens vivant à Alexandrie qui ont réussi leur insertion professionnelle. Dans le même quartier, un autre réfugié gère un petit restaurant qui marche plutôt bien. Leur prière à tous : que la guerre cesse en Syrie pour qu’ils retrouvent leurs proches.

* Do you know Syria ? : connais-tu la Syrie ?

* Bachar is a killer ! : Bachar (al-Assad, actuel président de la Syrie) est un tueur !


Une autre Alexandrie !

Quand j’y allais, il était difficile à mon entourage de croire à ma nouvelle « blague » et pourtant je n’ai pas l’habitude de plaisanter. A l’annonce de la nouvelle, on m’appela subitement le « Frère musulman ». Ces mots me rappellent le risque que je prends. Et les médias ne faisaient rien pour changer les choses dans la tête de mes proches. Vingt heures : heure du journal. Mon portable sonne. A l’autre bout de la ligne, ma sœur aînée. Elle me demande d’allumer mon poste téléviseur pour suivre les événements en Egypte. Avec mon nouveau projet d’aller sur la terre des pharaons, son cœur ne cesse de battre pour moi et elle suit de très près les derniers développements de cette actualité.

Depuis quelques jours la situation s’était beaucoup dégradée. Les médias annoncent des chiffres de plus en plus lourds en perte de vies humaines, les martyrs comme certains les appellent. Les analystes du Moyen-Orient, combien ne sont-ils pas à travailler sur cette partie du monde hautement stratégique, mais ils ne pronostiquent pas le bout du tunnel.  Et à chaque semaine suffit sa violence.

Partir ou rester ? L’université Senghor, opérateur direct de l’Organisation internationale de la francophonie m’attendait. Ah ! J’en avais  tellement entendu du bien et voilà que l’opportunité s’offre à moi d’y étudier et de découvrir ailleurs. Pas n’importe où ! Alexandrie.

Dans ma tête, j’ai fini par me résoudre à y aller. J’ai abandonné un projet de création de mini-bibliothèques dans les quartiers populaires de Cotonou qui me tient particulièrement à cœur et mon départ de mon Porto-Novo natal, capitale du Bénin, se faisait de plus en plus imminent. J’allais rejoindre le « pays du vendredi trouble ». Rien de plus inquiétant.

Avec toutes les idées que je me faisais en m’appuyant sur les informations que diffusaient les médias internationaux, je m’attendais à tout sauf à ce que j’ai vu. Surtout, je voulais voir le pays des pharaons tel qu’ « encensé » par les mauvaises langues, où des hommes armés circulent plein temps, et des blindés dans tous les coins de rue. Je peux encore attendre longtemps. Au Caire où j’ai passé ma première nuit égyptienne, les voitures vont et viennent. J’aperçois des couples et leurs enfants qui font les cent pas. Dans un restaurant en plein cœur de la ville, l’ambiance y est et les gens se la coulent douce.

La route pour Alexandrie fut longue. Et au fur et à mesure de ce chemin, je découvre à travers la fenêtre du bus qu’il y a des choses positives que la révolution cache et enterre. Beaucoup le savent certainement.

Alexandrie2 mer
Crédit photo : Roméo Tessy

Alexandrie est là sous mes yeux. L’air frais et chatoyant de la Méditerranée m’accueille dans la ville d’Alexandre le Grand. Sur la carte de l’Afrique, je la situe à un sommet, au nord. Si vous voulez connaître son histoire, elle ne se raconte pas sans le Phare, une merveille du monde antique ou bien sans la célèbre Bibliothéca Alexandrina. Les immeubles, hauts de seize étages, dont certains sont en état de dégradation avancée, foisonnent. Chacun des 4, 5 millions environs d’habitants que compte cette ville doit y trouver un toit.

Le calme des vagues bleutées qui se replient sur la plage témoigne de la beauté et du repos que procure cette ville. Les restaurants sont pleins. Des jeunes gens se promènent bras dessus, bras dessous, le long de la mer. Sur les places publiques, on est loin de s’imaginer un pays en crise, tant l’ambiance est agréable.

Les proches au pays ne manquent pas de s’inquiéter. Les images qui leur parviennent par les médias ne les rassurent guère. Autant qu’ils le peuvent, ils renouvellent dans leur souvenir ma voix. Les autres amis francophones, embarqués dans cette aventure égyptienne connaissent les mêmes affections de leurs parents et amis restés au pays. La réponse qui revient tout le temps c’est qu’ici, on ne sent rien de tout ce qui se montre à la télé. Oui ! Les martyrs de la révolution sont loin de nos préoccupations quotidiennes et même de celles des Alexandrins.

Les Alexandrins, on les voit le matin, pressés de prendre le bus pour se rendre au boulot. Les embouteillages n’en finissent pas et les bus ne désemplissent pas non plus, preuve de l’activité intense dans la ville. Les moins occupés d’entre eux fument une chicha dans les restaurants ; à les voir c’est une partie de plaisir. D’autres font la pêche, assis sur la corniche. Les marchés sont bondés de monde et chacun vaque normalement à ses occupations. Pour nous qui sommes venus d’un pays où la vie coûte cher, c’est un régal de faire des emplettes. Le soir, les feux d’artifice sans cesse retentissants annoncent que de nouveaux liens de mariage ont été scellés. Ah ! Comme ils se marient tous les jours, les jeunes gens d’ici !

Les plus méfiants d’entre les Egyptiens, ne donnent pas leur opinion sur l’actualité politique. Certains sont plus libres. Ceux-là, ils partagent pleinement les actions de l’actuel homme fort du pays et n’hésitent pas à vendre des objets à son effigie.

Dix-neuf heures le vendredi et 23 heures les autres jours de la semaine. Couvre-feu. Et pourtant, ça ne dort pas dans les rues. Les Egyptiens se sont accommodés de cette réalité qu’ils semblent oublier dans les faits. Pour eux, la ville vit ses passions, loin d’une révolution sans fin qui choisit ses sujets et ses lieux. Les mouvements de protestation voilent intégralement la vie calme et paisible qui s’y mène. Le chien aboie ailleurs, et ici la caravane passe.